VI
DE MIROIRS ET D’ÉCHIQUIERS
« Et la fin, tu la découvriras quand tu y seras arrivé. »
Ballade du Vieux de Leningrad
Quand Julia revint, Menchu s’était mise au volant de la Fiat, car la voiture était en double file. Elle ouvrit la portière du côté du passager et se laissa tomber sur le siège.
— Qu’est-ce qu’ils ont dit ? demanda la propriétaire de la galerie.
Julia ne répondit pas tout de suite ; trop de choses se bousculaient encore dans sa tête. Le regard perdu sur les voitures qui passaient au bout de la rue, elle sortit une cigarette de son sac, la glissa entre ses lèvres et enfonça l’allume-cigare du tableau de bord.
— Deux types de la police sont passés hier, dit-elle enfin. Ils ont posé les mêmes questions que moi – elle se pencha pour prendre l’allume-cigare quand elle entendit le déclic. D’après l’employé, on a apporté l’enveloppe le jeudi, en début d’après-midi.
Menchu avait les mains crispées sur le volant et ses jointures étaient devenues toutes blanches, entre les reflets de ses bagues.
— Qui l’a apportée ?
Julia rejeta lentement la fumée de sa cigarette.
— D’après l’employé, une femme.
— Une femme ?
— Tu m’as bien entendue.
— Quelle femme ?
— Âge moyen, bien habillée, blonde. Imper et lunettes de soleil — elle se tourna vers son amie. Ç’aurait pu être toi.
— Je ne te trouve pas très drôle.
— Non. Ce n’est pas drôle en effet – Julia poussa un profond soupir. Mais d’après cette description, il pourrait s’agir de n’importe qui. Elle n’a pas laissé de nom ni d’adresse ; elle s’est contentée de donner les coordonnées d’Álvaro. Elle a demandé une livraison express et elle est partie. C’est tout.
Elles se glissèrent dans le flot de circulation des boulevards. La pluie menaçait encore et quelques gouttelettes s’écrasaient déjà sur le pare-brise. Menchu fit craquer la boîte de vitesses et pinça le nez, soucieuse.
— Eh bien, si Agatha Christie tombait là-dessus, elle en ferait un best-seller.
Julia fit la moue.
— Oui, mais avec un vrai mort – elle porta la cigarette à ses lèvres et s’imagina Álvaro, tout nu, dégoulinant. S’il y a quelque chose de pire que de mourir, pensa-t-elle, c’est de le faire d’une façon grotesque, avec des gens qui viennent te regarder quand tu ne bouges plus. Pauvre type.
— Pauvre type, répéta-t-elle à haute voix.
Elles s’arrêtèrent devant un passage clouté. Menchu qui surveillait le feu de circulation lança un regard préoccupé à son amie. Elle s’inquiétait, dit-elle, de voir Julia en plein milieu d’une histoire pareille. Elle-même n’avait d’ailleurs plus toute sa tête et venait de violer une de ses règles cardinales en installant Max chez elle jusqu’à ce que les choses s’éclaircissent. Et Julia devrait bien suivre son exemple.
— Me mettre Max sur le dos ?… Non, merci. Je préfère me ruiner toute seule.
— Ne recommence pas, ma petite. Laisse-moi un peu tranquille – le feu était passé au vert et Menchu démarra. Tu sais parfaitement que je ne voulais pas parler de lui… Et puis, c’est un vrai trésor.
— Un trésor qui te suce le sang.
— Pas seulement le sang.
— S’il te plaît, ne sois pas vulgaire.
— Et revoilà sœur Julia du Très-Saint-Sacrement.
— Très honorée.
— Écoute, Max, tout ce que tu voudras, mais c’est aussi un si beau garçon que je me sens mal dès que je le vois. Comme la Butterfly avec son Corto Maltès, tac, tac, entre deux quintes de toux… Ou c’est plutôt Armand Duval, peut-être ? – elle insulta un piéton qui traversait et se faufila en donnant des coups de klaxon indignés dans l’étroit passage laissé par un taxi et un bus fumigène. Non, sérieusement, je ne trouve pas prudent que tu continues à vivre toute seule… S’il y a vraiment un assassin et qu’il décide maintenant de s’en prendre à toi ?
Julia haussa les épaules, l’air bougon.
— Qu’est-ce que tu veux que je fasse ?
— Je ne sais pas, ma fille. Va vivre chez quelqu’un. Si tu veux, je me sacrifie : je renvoie Max et tu viens chez moi.
— Et le tableau ?
— Tu l’amènes et tu continues à travailler chez moi. J’ai une petite provision de boîtes de conserve, de la coca, des films cochons et de la bibine. Nous nous enfermons là-bas toutes les deux, comme dans Fort Apache, jusqu’à ce que nous soyons débarrassées du tableau. Ah oui, deux choses. Premièrement : j’ai fait augmenter l’assurance, au cas où…
— Quoi, au cas où ? Le Van Huys est en sécurité chez moi. Je ferme à double et à triple tour. L’installation de sécurité m’a coûté une fortune, souviens-toi. On se croirait à la Banque d’Espagne, en plus pauvre.
— On ne sait jamais – il commençait à pleuvoir vraiment et Menchu mit en marche l’essuie-glace. La deuxième chose, c’est que tu ne dois pas dire un mot de tout ça à don Manuel.
— Pourquoi ?
— Tu fais exprès ? La petite nièce Lola n’attend que ça pour me tirer dans les pattes.
— Mais personne n’a encore fait de rapprochement entre le tableau et Álvaro.
— Je touche du bois. La police n’a pas beaucoup de tact et elle a très bien pu se mettre en contact avec mon client. Ou avec cette tigresse de nièce… Enfin… Tout ça devient vraiment très compliqué. J’ai bien envie de me débarrasser de cette affaire, de toucher ma commission et de laisser Claymore se débrouiller.
La pluie sur les glaces faisait défiler une succession d’images floues et grises, créant un paysage irréel autour de la voiture. Julia regarda son amie.
— J’allais oublier, dit-elle. Je dîne ce soir avec Montegrifo.
— Qu’est-ce que tu racontes ?
— Tu as bien entendu. Il a très envie de parler affaires avec moi.
— Affaires ?… Il n’aurait pas plutôt envie de jouer un peu au papa et à la maman ?
— Je te téléphonerai pour te raconter.
— Tu peux être sûre que je ne vais pas fermer l’œil. Parce que celui-là, il a dû flairer quelque chose. Je suis prête à parier la virginité de mes trois prochaines réincarnations.
— Je t’ai déjà dit de ne pas être vulgaire.
— Et toi, ne t’avise pas de me trahir, ma cocotte. Je suis ton amie, souviens-toi. Ton amie intime.
— Fais-moi confiance et ne monte pas sur tes grands chevaux.
— Gare au poignard, tu m’entends ? Comme la Carmen de Mérimée.
— Entendu. Mais tu viens de brûler un feu rouge. Et comme la voiture est à moi, les contredanses, c’est moi qui me les paye.
Elle regarda dans le rétroviseur et vit une autre voiture, une Ford bleue aux glaces fumées, qui brûlait le feu rouge derrière elle. Mais elle disparut un instant plus tard en tournant à droite. Elle crut se souvenir que la même voiture était garée de l’autre côté de la rue, elle aussi en double file, quand elle était sortie du service de messageries. Difficile d’en être sûre, sous la pluie et avec cette circulation.
Paco Montegrifo était de ces hommes qui laissent les socquettes noires aux chauffeurs et aux garçons de café, optant dès qu’ils ont l’âge de raison pour le bleu marine très foncé. Il était habillé d’un costume gris, foncé lui aussi, impeccable, magnifiquement coupé, le premier bouton des poignets de la veste soigneusement défait, sorti tout droit des pages d’une revue de haute couture masculine. Une chemise à col Windsor, une cravate de soie et un mouchoir qui émergeait discrètement de la pochette complétaient cette image parfaite qui se leva du siège où elle était assise dans le vestibule pour aller à la rencontre de Julia.
— Mon Dieu, dit l’homme en lui serrant la main – un sourire d’une blancheur étincelante faisait agréablement contraste avec son teint bronzé –, vous êtes délicieusement belle.
Cette entrée en matière donna le ton de la première partie. Montegrifo se répandit en compliments sur la robe de velours noir, serrée à la taille, que portait Julia, puis ils s’assirent à une table réservée, à côté de la baie vitrée d’où ils avaient une vue panoramique sur le Palais Royal la nuit. Par la suite, Montegrifo usa d’une panoplie tout à fait appropriée de regards non pas impertinents, mais intenses, et de sourires séducteurs. Après l’apéritif, et pendant qu’un garçon préparait les hors-d’œuvre, le directeur de Claymore se mit à poser de brèves questions, simples prétextes pour ces intelligentes réponses qu’il écoutait, les doigts croisés sous le menton, la bouche entrouverte, avec une expression satisfaite et absorbée qui, en passant, lui permettait de faire étinceler sa denture à la lueur des bougies.
La seule allusion au Van Huys avant les desserts se limita au choix minutieux par Montegrifo d’un bourgogne blanc pour accompagner le poisson. En l’honneur de l’art, dit-il avec une expression vaguement complice, ce qui lui donna l’occasion d’entreprendre un bref exposé sur les vins français.
— C’est une question, expliqua-t-il tandis que les serveurs papillonnaient autour de la table, qui évolue curieusement avec l’âge… Au début, on se sent farouche partisan du bourgogne rouge ou blanc : le meilleur compagnon jusqu’à trente-cinq ans… Mais ensuite, sans renier le bourgogne, il faut passer au bordeaux : un vin pour les adultes, sérieux et paisible. Ce n’est qu’à partir de la quarantaine que l’on est capable de sacrifier une fortune pour une caisse de Petrus ou de Château-Yquem.
Il goûta le vin et manifesta son approbation par un battement de cils. Julia sut apprécier la démonstration à sa juste valeur, prête qu’elle était à jouer le jeu avec un parfait naturel. Elle prisa même le dîner et la conversation banale, se disant qu’en d’autres circonstances Montegrifo eût été un agréable compagnon avec sa voix grave, ses mains bronzées, son discret parfum d’eau de Cologne, de cuir fin et de bon tabac. Malgré l’habitude qu’il avait de se caresser le sourcil droit avec l’index et de jeter de temps en temps un coup d’œil furtif à son reflet sur la vitre.
Ils continuèrent à parler de tout et de rien, sauf du tableau, même lorsqu’elle eut terminé sa darne de saumon à la royale et que lui se fut occupé, en se servant uniquement de sa fourchette d’argent, de son loup à la Sabatini. Un vrai caballero, expliqua Montegrifo avec un sourire qui atténuait la solennité du commentaire, ne se sert jamais du couteau à poisson.
— Et comment enlève-t-il les arêtes ? demanda Julia, curieuse.
— Montegrifo soutint son regard, imperturbable.
— Je ne fréquente pas les restaurants où l’on sert le poisson avec les arêtes.
Au dessert, devant une tasse de café qu’il demanda, comme elle, très fort, Montegrifo sortit un étui d’argent et choisit avec soin une cigarette anglaise. Puis il regarda Julia comme on regarde quelqu’un qui est l’objet de toute notre sollicitude, avant de s’incliner devant elle.
— Je veux que vous travailliez pour moi, dit-il à voix basse, comme s’il craignait que quelqu’un puisse l’entendre depuis le Palais Royal.
Julia qui portait à ses lèvres une de ses cigarettes sans filtre regarda les yeux marron de son interlocuteur qui lui offrait du feu.
— Pourquoi ? se contenta-t-elle de demander, apparemment aussi indifférente que s’il s’agissait d’une tierce personne.
— Il y a plusieurs raisons – Montegrifo qui avait posé son briquet en or sur son étui à cigarettes en corrigea la position pour le placer exactement au centre. La principale est que j’ai de très bonnes références sur vous.
— J’en suis heureuse.
— Je vous parle sérieusement. Je me suis renseigné, comme vous pouvez l’imaginer. Je connais vos travaux pour le Prado et différentes galeries privées… Vous travaillez encore au musée ?
— Oui. Trois jours par semaine. Je m’occupe en ce moment d’un Duccio de Buoninsegna, une acquisition récente.
— J’ai entendu parler de ce tableau. Un travail de confiance. Je sais qu’on vous confie des choses importantes.
— Parfois.
— Nous-mêmes, la maison Claymore, nous avons eu l’honneur de mettre en vente plusieurs œuvres restaurées par vos soins. Ce Madrazo de la collection Ochoa… Votre travail nous a permis d’augmenter d’un tiers la mise à prix. Et il y en a eu un autre, au printemps dernier. Ce n’était pas Concierto, de López de Ayala ?
— Non, il s’agissait de Mujer al piano, de Rogelio Egusquiza.
— C’est exact ; bien sûr, excusez-moi. Mujer al piano, naturellement. Il avait souffert de l’humidité et vous avez fait un travail admirable – il souriait et leurs mains faillirent se rencontrer quand ils laissèrent tomber la cendre de leurs cigarettes dans le cendrier. Et vous êtes contente de votre carrière ? Je veux dire, travailler ainsi au coup par coup – il étala encore sa denture dans un large sourire. En franc-tireuse.
— Je ne me plains pas – Julia clignait les yeux, étudiant son interlocuteur derrière la fumée de sa cigarette. Mes amis s’occupent de moi. Ils me trouvent des contrats. Et puis, je suis indépendante.
Montegrifo lui lança un regard entendu.
— Dans tous les domaines ?
— Dans tous les domaines.
— Eh bien, vous êtes une jeune femme comblée par l’existence.
— Peut-être. Mais je travaille beaucoup.
— Claymore traite de nombreuses affaires qui nécessitent la compétence de quelqu’un comme vous… Qu’en dites-vous ?
— Je ne vois pas d’inconvénient à en parler.
— Magnifique. Nous pourrions avoir une conversation plus officielle, dans quelques jours.
— Comme vous voudrez – Julia lança un regard appuyé à Montegrifo. Elle se sentait incapable de contenir plus longtemps le sourire moqueur qui se dessinait sur ses lèvres. Et maintenant, vous pouvez me parler du Van Huys.
— Pardon ?
La jeune femme éteignit sa cigarette dans le cendrier, croisa ses mains sous son menton et se pencha un peu vers son vis-à-vis.
— Le Van Huys, répéta-t-elle en détachant les syllabes. Sauf si vous avez l’intention de poser votre main sur la mienne et de me dire que je suis la femme la plus belle que vous ayez rencontrée de toute votre vie, ou quelque chose d’aussi charmant.
Montegrifo hésita à peine un dixième de seconde avant de retrouver son sourire, avec un aplomb parfait.
— J’en serais ravi, mais je n’aborde jamais ce genre de sujet au café. En dépit de ce que vous pouvez penser, ajouta-t-il. C’est une question de tactique.
— Alors, parlons du Van Huys.
Parlons-en – il la regarda longuement et Julia se rendit compte que, malgré l’expression de sa bouche, ses yeux marron ne souriaient pas, mais étaient sur le qui-vive, avec en eux une lueur d’extrême prudence. Je me suis laissé dire certaines choses, voyez-vous… Les commérages vont bon train dans notre petit monde ; nous nous connaissons tous, que voulez-vous – et il soupira, comme s’il réprouvait ce monde auquel il venait de faire allusion. Je crois que vous avez découvert quelque chose dans ce tableau. Et d’après ce qu’on m’a dit, cette découverte lui donnerait une plus-value intéressante.
Julia fit sa tête de joueur de poker, sachant d’avance qu’il en fallait davantage pour tromper un Montegrifo.
— Qui vous a raconté une bêtise pareille ?
Mon petit doigt. – Songeur, Montegrifo se lissa le sourcil droit avec l’index. Mais peu importe. Ce qui est important, c’est que votre amie, mademoiselle Roch, essaie de me faire chanter, pour ainsi dire…
— Je ne sais pas de quoi vous parlez.
— Je suis convaincu du contraire – Montegrifo continuait à sourire, flegmatique. Votre amie prétend réduire la commission de Claymore et augmenter la sienne… il fit un geste de compréhension. En fait, rien ne l’en empêche légalement, puisque nous n’avons qu’un accord verbal ; elle peut donc le dénoncer et s’adresser à nos concurrents pour obtenir de meilleures conditions.
— Je suis heureuse de vous voir si compréhensif.
— Comme vous voyez. Mais cette compréhension n’empêche pas que je m’efforce aussi de veiller aux intérêts de ma maison…
— C’est bien ce que je me disais.
— Je ne vous cacherai pas que j’ai réussi à trouver le propriétaire du Van Huys ; un monsieur d’un certain âge. Ou, plus exactement, que je me suis mis en rapport avec ses neveux. Mon intention, je ne vais pas vous le cacher non plus, était de faire en sorte que la famille décide de se passer des services de votre amie pour s’entendre directement avec moi… Vous me comprenez ?
— Parfaitement. Vous avez essayé de doubler Menchu.
— C’est une façon de voir les choses. Je suppose que nous pouvons effectivement utiliser ce terme – une ombre passa sur son front bronzé, imprimant à ses traits une expression chagrinée, comme celle d’une personne que l’on accuse injustement. Malheureusement, votre amie, femme prévoyante, avait fait signer un document au propriétaire. Document qui rendrait nulle et non avenue toute tractation que je pourrais réaliser. Qu’en pensez-vous ?
— Je ne peux que vous témoigner ma sympathie et vous souhaiter meilleure chance pour la prochaine fois.
— Merci. – Montegrifo alluma une autre cigarette. – Mais tout n’est peut-être pas perdu. Vous êtes amie intime de mademoiselle Roch. Peut-être serait-il possible de la persuader de parvenir à un accord à l’amiable. Si nous travaillons tous la main dans la main, nous pourrons tirer de ce tableau une fortune. Vous-même, votre amie, Claymore et moi, nous serons tous gagnants. Vous ne croyez pas ?
— C’est très possible. Mais pourquoi me parlez-vous de tout cela, au lieu de vous adresser à Menchu ?… Vous auriez fait l’économie d’un dîner.
Montegrifo ébaucha un geste qui prétendait simuler des regrets sincères.
— Vous me plaisez, et pas simplement comme restauratrice. Vous me plaisez beaucoup, pour être franc. Vous me paraissez être une femme intelligente et raisonnable, en plus d’être très séduisante… Votre médiation m’inspire plus confiance que si je traitais directement avec votre amie, une dame qui, permettez-moi de vous le dire, me paraît un peu frivole.
— En résumé, conclut Julia, vous espérez que je réussisse à la convaincre.
Ce serait… – Montegrifo hésita quelques instants, cherchant avec soin le mot voulu –, ce serait merveilleux.
— Et qu’est-ce que j’ai à gagner dans cette affaire ?
— La considération de ma maison, naturellement. Aujourd’hui et demain. Pour parler de rentabilité immédiate, et je ne vous demande pas combien vous comptiez gagner avec votre travail sur le Van Huys, je peux vous garantir le double de ce chiffre. À valoir, naturellement, sur une commission de deux pour cent du prix final que La Partie d’échecs atteindra aux enchères. De plus, je suis en mesure de vous offrir un contrat pour diriger le service de restauration de Claymore à Madrid… Qu’en pensez-vous ?
— Très alléchant. Vous espérez obtenir tellement du tableau ?
— Des acheteurs de Londres et de New York s’intéressent à l’œuvre. Avec une campagne publicitaire bien menée, nous pourrions faire de la vente le plus grand événement artistique depuis la mise aux enchères du sarcophage de Toutankhamon, chez Christie’s… Comme vous le comprendrez, il est excessif de la part de votre amie de prétendre faire part à deux. Après tout, son travail s’est limité à chercher une restauratrice et à nous proposer le tableau. Nous nous chargeons du reste.
Julia réfléchissait, sans se montrer le moins du monde impressionnée ; les choses qui pouvaient l’impressionner n’étaient plus du tout les mêmes depuis quelques jours. Au bout de quelques instants, elle regarda la main droite de Montegrifo qu’il avait posée sur la nappe tout près de la sienne et essaya de calculer de combien de centimètres elle avait avancé au cours des cinq dernières minutes. Suffisamment pour qu’il soit l’heure de mettre un point final au dîner.
— Je ferai de mon mieux, assura-t-elle en prenant son sac. Mais je ne peux rien vous promettre.
Montegrifo se caressa un sourcil.
— Essayez – ses yeux bruns la regardaient avec une tendresse veloutée et humide. Dans l’intérêt de tout le monde, je suis sûr que vous réussirez.
Il n’y avait pas l’ombre d’une menace dans sa voix, celle d’un homme qui fait une demande pressante sur un ton affectueux, si amical, si impeccable qu’il pourrait presque être sincère. Puis Montegrifo prit la main de Julia et y déposa un doux baiser, la frôlant à peine de ses lèvres.
Je ne sais pas si je vous ai déjà dit, ajouta-t-il à voix basse, que vous êtes une femme vraiment extraordinairement belle…
Elle lui demanda de la déposer à quelques pas de chez Stephan’s et fit le reste du trajet à pied pour prendre l’air. À partir de minuit, l’établissement ouvrait ses portes à une clientèle que les prix élevés et un rigoureux filtrage à l’entrée maintenaient dans les limites de distinction appropriées. Le Tout Madrid de l’art s’y donnait rendez-vous : depuis les agents de maisons étrangères qui se trouvaient de passage, en quête d’un retable ou d’une collection privée, jusqu’aux propriétaires de galeries, chercheurs, affairistes de tout poil, journalistes spécialisés et peintres prestigieux.
Elle laissa son manteau au vestiaire et, après avoir salué quelques connaissances, prit le couloir qui menait au petit salon du fond où César allait généralement s’asseoir. Et de fait, l’antiquaire y était, les jambes croisées, un verre à la main, plongé dans un dialogue intime avec un jeune homme blond, très joli garçon. Julia savait parfaitement que César manifestait un dédain marqué pour les établissements fréquentés par les homosexuels. Pour lui, c’était une question de simple bon goût que d’éviter le milieu fermé, exhibitionniste et souvent agressif de ces endroits où, comme il le racontait avec une de ses moues moqueuses, il était difficile de ne pas se voir, ma chérie, comme une vieille reine en train de se pavaner dans un poulailler. César était un chasseur solitaire. Praticien de l’équivoque épurée, poussée jusqu’à la limite de l’élégance, il se sentait parfaitement à l’aise dans le monde des hétérosexuels où il entretenait ses amitiés et faisait ses conquêtes avec un total naturel : de jeunes artistes qu’il guidait dans la découverte de leur véritable sensibilité, princesse, que ces charmants garçons n’acceptent pas toujours de prime abord. César aimait jouer à la fois Mécène et Socrate avec ces trouvailles exquises. Ensuite, après des lunes de miel appropriées qui avaient pour cadre Venise, Marrakech ou Le Caire, ces liaisons évoluaient tout naturellement, chacune à sa manière. La vie déjà longue et intense de César s’était forgée, Julia le savait très bien, au feu d’une succession d’éblouissements, de déceptions, de trahisons et aussi de fidélités qu’elle l’avait entendu raconter avec une parfaite délicatesse lorsqu’il était d’humeur à se confier, de ce ton ironique et un peu distant dont le vieil antiquaire usait pour déguiser, par simple pudeur personnelle, l’expression de ses plus intimes nostalgies.
Il lui sourit de loin. Ma petite fille préférée, articulèrent silencieusement ses lèvres tandis qu’il posait son verre sur la table, décroisait les jambes et se levait en lui tendant les mains.
— Et ce dîner, princesse ?… Une horreur, je suppose. Sabatini n’est plus ce qu’il était… – il faisait la moue, avec une étincelle de malveillance amusée dans ses yeux bleus. Ces hommes d’affaires et ces banquiers parvenus avec leurs cartes de crédit et leurs notes de frais finiront par tout gâcher… Mais j’y pense, tu connais Sergio ?
Julia connaissait Sergio et, comme toujours avec les amis de César, elle captait le trouble qu’ils ressentaient en sa présence, incapables qu’ils étaient de saisir la véritable nature des liens qui unissaient l’antiquaire à cette belle jeune femme tranquille. Un coup d’œil lui suffit pour s’assurer que, ce soir au moins et dans le cas de ce Sergio, la chose était sans gravité. Le jeune homme paraissait sensible et intelligent. Il n’était pas jaloux. Elle et lui s’étaient déjà vus en quelques occasions. Il était simplement intimidé par la présence de Julia.
— Montegrifo voulait me faire une proposition.
— Trop aimable de sa part – César semblait examiner sérieusement la question, tandis qu’ils s’asseyaient côte à côte. Mais pardonne ma curiosité, comme disait le vieux Cicéron, Cui bono… Au bénéfice de qui ?
— Au sien, naturellement. En réalité, il a voulu me suborner.
— Bravo, Montegrifo ! Et tu t’es laissé faire ? – il effleura la bouche de Julia du bout de ses doigts. Non, ne me dis rien, chérie ; laisse-moi me pourlécher un peu de cette merveilleuse incertitude… J’espère au moins que la proposition était raisonnable.
— Pas mal. Et j’ai l’impression qu’il faisait partie du marché lui aussi.
César se passa le bout de la langue sur les lèvres, avec une malice gourmande.
— Tout à fait lui, faire d’une pierre deux coups… Il a toujours eu beaucoup de sens pratique – l’antiquaire s’était tourné à demi vers le blond qui l’accompagnait, comme si certaines choses dans le monde n’étaient pas toujours bonnes à entendre. Puis il regarda Julia avec une impatience espiègle, frissonnant presque du plaisir qu’il allait se donner. – Et que lui as-tu dit ?
— Que j’allais réfléchir.
— Tu es divine. Il ne faut jamais couper les ponts… Tu m’entends, mon cher Sergio ? Jamais.
Le jeune homme observa Julia du coin de l’œil avant de plonger le nez dans son kir royal. Sans malice, Julia se l’imagina nu, dans la pénombre de la chambre de l’antiquaire, beau et silencieux comme une statue de marbre, ses cheveux blonds retombant sur son front, dressé, ce que César, employant un euphémisme qu’elle croyait emprunté à Cocteau, appelait le sceptre doré, ou quelque chose du genre, prêt à le tremper dans Vantrum amoris de son mûr adversaire, à moins que ce ne fût le contraire, le mûr adversaire s’occupant de l’antrum du jeune éphèbe ; Julia n’avait jamais poussé son intimité avec César au point de lui demander des détails sur ces questions qui pourtant suscitaient parfois chez elle une curiosité modérément malsaine. Elle lança un regard en coulisse à César, tellement soigné de sa personne, très élégant dans sa chemise de fil blanc avec son mouchoir de soie bleu à pois rouges, les cheveux légèrement ondulés derrière les oreilles et sur la nuque, et elle se demanda une fois de plus ce que cet homme pouvait bien avoir de particulier pour séduire, même quinquagénaire, des jeunes gens comme Sergio. Sans doute, se dit-elle, était-ce l’éclair ironique de ses yeux bleus, l’élégance de ses gestes épurés par des générations de bonne éducation, cette sagesse posée, jamais totalement exprimée, qui se devinait dans chacune de ses paroles, une sagesse qui jamais ne se prenait totalement au sérieux, blasée, tolérante, infinie.
— Il faut que tu voies son dernier tableau, disait César, et Julia, absorbée dans ses pensées, ne comprit pas tout de suite qu’il parlait de Sergio – … Très intéressant, tu verras ma chérie – il approcha sa main du bras du jeune homme, comme s’il allait la poser dessus, mais s’arrêta avant de consommer son geste. – La lumière à l’état pur, débordante sur la toile. Magnifique.
Julia sourit, acceptant le jugement de César comme un aval indiscutable. Ému et confus, Sergio regardait l’antiquaire, fermant à demi ses yeux aux cils blonds, comme un chat qui reçoit une caresse.
— Naturellement, continua César, il ne suffit pas d’avoir du talent pour faire son chemin dans la vie… Tu comprends, jeune homme ? Les grandes formes artistiques nécessitent une certaine connaissance du monde, une expérience profonde des relations humaines… Il n’en va pas de même de ces autres activités abstraites où le talent est la clé et l’expérience n’est qu’un complément. Je veux parler de la musique, des mathématiques… Des échecs.
— Les échecs, répéta Julia. Ils se regardèrent et les yeux de Sergio passèrent de l’un à l’autre, inquiets, déconcertés, avec une pointe de jalousie qui brillait comme de la poudre d’or sous ses cils dorés.
— Oui, les échecs – César se pencha pour prendre son verre et avaler une grande gorgée. Ses pupilles s’étaient rétrécies, perdues dans le mystère qu’elle et lui évoquaient. – Tu as remarqué comment Muñoz regarde La Partie d’échecs ?
— Oui. Un regard différent.
— Exact. Différent du tien. Ou du mien. Muñoz voit dans le tableau des choses que les autres ne voient pas.
Sergio, qui écoutait en silence, fronça les sourcils et frôla intentionnellement l’épaule de César. Il avait l’air de se croire de trop et l’antiquaire le regarda avec des yeux remplis de bienveillance.
— Nous parlions de choses beaucoup trop sinistres pour toi, mon cher – il fit glisser son index sur les doigts de Julia, leva un peu la main, comme s’il hésitait entre deux partis, puis finit par la laisser sur celle de la jeune femme. Garde ton innocence, mon ami blond comme les blés. Développe ton talent et ne te complique pas la vie.
Et l’antiquaire envoya un baiser en l’air, à l’intention de Sergio, juste au moment où Menchu faisait son apparition au bout du couloir, toute vison et jambes, escortée de Max. Aussitôt, elle demanda des nouvelles de Montegrifo.
— Le porc, dit-elle, quand Julia l’eut mise au courant. Dès demain, je parle à don Manuel. Nous contre-attaquons.
Sergio se renferma, blond et timide, quand Menchu s’embarqua avec sa faconde habituelle dans un long discours, passant de Montegrifo au Van Huys, du Van Huys à divers lieux communs. Déjà elle tenait son troisième verre avec moins d’assurance. À côté d’elle, Max fumait en silence, avec l’aplomb de l’étalon ténébreux que l’on sait habiller. Souriant d’un air distant, César trempait ses lèvres dans son gin-fizz et les essuyait avec le mouchoir qu’il sortait de la pochette de sa veste. De temps en temps, il battait des paupières comme s’il revenait de loin et, penché vers Julia, lui caressait distraitement la main.
— Dans ce métier, disait Menchu à Sergio, il y a deux catégories de gens, mon chéri : ceux qui peignent et ceux qui encaissent… Et ce sont rarement les mêmes – elle poussait de longs soupirs, émue par la jeunesse du garçon. Et vous, les jeunes artistes, blonds et tout et tout, trésor – elle lança à César un regard venimeux. Tellement appétissants.
César se crut obligé de sortir lentement de son lointain isolement.
— N’écoute pas, mon jeune ami, ces voix qui empoisonnent ton esprit de lumière, dit-il d’une voix basse et lugubre, comme si, au lieu d’un conseil, il offrait à Sergio ses condoléances. Cette femme argumente avec une langue de vipère, comme toutes les autres – il regarda Julia, se pencha pour lui baiser la main, puis se redressa. Pardon, comme presque toutes.
— Regardez-moi qui parle – Menchu lui fit une grimace. Nous avons droit maintenant à notre Sophocle privé. Ou Sénèque peut-être ?… Je veux parler de celui qui tripotait les jeunes gens entre deux petits verres de ciguë.
César regarda l’amie de Julia, s’arrêta pour reprendre le fil de son discours et appuya sa tête contre le dossier du canapé, les yeux fermés dans une pose théâtrale.
— Le chemin de l’artiste, et je te parle à toi, mon jeune Alcibiade, ou plutôt Patrocle, ou peut-être Sergio… le chemin de l’artiste est semé d’obstacles qu’il faut franchir les uns après les autres jusqu’à te découvrir toi-même… Tâche ardue, si tu ne disposes pas d’un Virgile pour te guider. Tu comprends cette délicate parabole, jeune homme ?… C’est ainsi que l’artiste connaît enfin librement le goût de la jouissance la plus douce. Sa vie se transforme en pure création et il devient étranger aux misérables choses du monde. Il est loin, très loin du reste de ses méprisables semblables. L’ampleur et la maturité s’installent en lui.
Des applaudissements moqueurs crépitèrent. Sergio regardait autour de lui, souriant, déconcerté. Julia éclata de rire.
— Ne fais pas attention. Tu peux être sûr que ce n’est pas de lui. Il a toujours aimé jouer des tours.
César ouvrit l’œil.
— Je suis un Socrate qui s’ennuie. Et je rejette avec indignation ton accusation de plagiat.
— Au fond, c’est vraiment très joli ce qu’il raconte – Menchu s’était tournée vers Max qui avait écouté la péroraison de César en fronçant les sourcils. Donne-moi du feu, veux-tu ? Mon condottiere.
L’épithète aiguisa la malice de César.
— Cave canem, robuste jeune homme, dit-il à Max, et peut-être Julia fut-elle la seule à se rendre compte qu’en latin, canem est aussi bien masculin que féminin. S’il faut en croire les sources historiques, personne ne doit plus se méfier des condottieres que ceux qu’ils sont censés servir – il regarda Julia et fit une révérence bouffonne ; l’alcool commençait à lui faire de l’effet. Burckhardt, précisa-t-il.
— Reste tranquille, Max, dit Menchu, comme si Max avait manifesté la moindre nervosité. Tu vois ? Ce n’est même pas de lui. Pour la décoration, il emprunte son persil au mont-de-piété… Ou ses lauriers ?
— Feuilles d’acanthe, dit Julia en riant.
César lui lança un regard affligé.
— Et te, Bruta ?… – il se retourna vers Sergio. Tu vois tout le tragique de l’affaire, Patrocle – après avoir avalé une bonne gorgée de gin-fizz, il regarda autour de lui d’un air dramatique, comme s’il cherchait un visage ami. Je ne sais pas ce que vous avez contre les lauriers des autres, mes très chers amis. Au fond, ajouta-t-il après un instant de réflexion, tous les lauriers ont quelque chose d’étranger. La création pure n’existe pas, je regrette de vous annoncer cette mauvaise nouvelle. Nous ne sommes pas, ou plutôt vous n’êtes pas, puisque je ne suis pas créateur… Toi non plus, Menchu, ma très chère… Peut-être toi, Max, ne me regarde pas ainsi, magnifique condottiero feroce, peut-être es-tu le seul à croire réellement en quelque chose… – il fit un geste élégant et las de la main droite, comme pénétré d’un insondable ennui qui s’étendait d’ailleurs à sa propre argumentation, geste qu’il fit s’achever négligemment tout près du genou gauche de Sergio. – Picasso, et je regrette de nommer ce farceur, c’est Monet, c’est Ingres, c’est Zurbarán, c’est Bruegel, c’est Pieter Van Huys… Et même notre ami Muñoz, qui sans aucun doute est penché en ce moment même sur son échiquier, en train d’essayer de conjurer ses fantasmes en même temps qu’il nous libère des nôtres, Muñoz n’est pas Muñoz, mais Kasparov, et Karpov. Et Fischer, et Capablanca, et Paul Morphy, et ce maître du Moyen Âge, Ruy López… Tout n’est que phases d’une même histoire, ou peut-être est-ce la même histoire qui se répète ; je n’en sais plus trop rien… Et toi, Julia, si belle, t’es-tu demandé devant notre fameux tableau où tu te trouves exactement, à l’intérieur ou à l’extérieur de la scène ?… Oui. Je suis sûr que tu te l’es demandé, car je te connais, princesse. Et je sais que tu n’as pas trouvé de réponse –, il eut un petit rire sans joie en les regardant les uns après les autres… En réalité, mes enfants, mes chers camarades, nous formons une troupe bizarre. Nous avons l’impertinence de chercher la clé de secrets qui au fond ne sont pas autre chose que les énigmes de nos propres vies – il leva son verre en une sorte de toast qu’il n’adressait à personne en particulier. Et cela, tout bien pesé, n’est pas sans risque. Comme briser le miroir pour voir ce qu’il y a derrière le tain… Ça ne vous donne pas, mes chers enfants, ça ne vous donne pas un peu les chocottes ?
Il était deux heures du matin quand Julia rentra chez elle. César et Sergio l’accompagnèrent jusqu’à sa porte et insistèrent pour monter les trois étages, mais elle s’y refusa et prit congé des deux hommes en les embrassant sur la joue. Puis elle monta lentement l’escalier en regardant autour d’elle avec inquiétude. Elle chercha ses clés dans son sac et se sentit plus tranquille quand ses doigts frôlèrent le métal froid du pistolet.
Malgré tout, son sang-froid l’étonna lorsqu’elle fit tourner la clé dans la serrure. Elle sentait une peur nette, précise, qui ne nécessitait aucun talent abstrait pour être mise en valeur, comme César aurait pu dire en parodiant Muñoz. Mais cette peur n’avait rien de l’angoisse avilissante, ne lui inspirait aucun désir de prendre la fuite. Au contraire, Julia était remplie d’une intense curiosité dans laquelle il y avait aussi une bonne dose d’ostentation, de défi. Et même de jeu, dangereux et excitant. Comme lorsqu’elle tuait des pirates au Never Land.
Tuer des pirates. Elle connaissait la mort depuis qu’elle était toute petite. Son premier souvenir d’enfance était celui de son père, les yeux fermés, immobile sur le couvre-lit dans la chambre à coucher, entouré de gens en noir, graves, qui parlaient à voix basse comme s’ils avaient peur de le réveiller. Julia avait six ans et ce spectacle incompréhensible, solennel, était resté à jamais lié à l’image de sa mère que, pas même ce jour-là, elle n’avait vu verser une larme, en grand deuil, plus inaccessible que jamais ; sa main sèche et impérieuse quand elle l’avait obligée à embrasser pour la dernière fois le mort sur le front. Ce fut César, un César dont elle se souvenait plus jeune, qui l’avait alors prise dans ses bras pour l’éloigner de la cérémonie. Assise sur ses genoux, Julia avait regardé la porte close derrière laquelle les employés des pompes funèbres préparaient le cercueil.
« On ne dirait pas que c’est lui, César, avait-elle dit en ravalant un sanglot. – Il ne faut jamais pleurer, disait sa mère, la seule leçon qu’elle se souvenait d’avoir apprise d’elle. On ne dirait pas que c’est papa.
«— Non, ce n’est déjà plus lui. Ton papa est parti ailleurs.
«— Où ?
«— Ça n’a pas d’importance, princesse… Il ne reviendra plus.
«— Jamais ?
«— Jamais. »
Julia avait plissé son front enfantin, pensive.
« — Je ne veux plus l’embrasser… Il a la peau froide ».
César l’avait regardée un long moment en silence avant de la serrer très fort contre lui. Julia se souvenait de cette sensation de chaleur qu’elle avait ressentie entre ses bras, de la douce odeur de sa peau et de ses vêtements.
«— Tu peux venir m’embrasser quand tu veux. »
Julia ne sut jamais exactement à quel moment elle avait découvert qu’il était homosexuel. Peut-être s’en était-elle rendu compte petit à petit, par des détails, des intuitions. Un jour, alors qu’elle avait à peine douze ans, elle était allée au magasin d’antiquités en sortant du pensionnat et elle avait vu César toucher la joue d’un jeune homme. Pas davantage ; un rapide frôlement du bout des doigts, rien d’autre. Le jeune homme était passé devant Julia, lui avait souri et s’en était allé. César avait allumé une cigarette et l’avait longuement regardée avant de remonter ses pendules.
Quelques jours plus tard, tandis qu’elle jouait avec les statuettes de Bustelli, Julia lui avait posé la question :
« — César… Tu aimes les filles ? »
L’antiquaire était plongé dans ses livres de comptabilité, assis à son bureau. Au début, Julia crut qu’il n’avait pas entendu. Mais quelques instants plus tard, il leva la tête et ses yeux bleus se posèrent tranquillement sur ceux de Julia.
«— La seule fille qui me plaise, c’est toi, petite princesse.
«— Et les autres ?
«— Quelles autres ? »
Ils n’avaient rien dit de plus. Mais cette nuit-là, quand elle s’était endormie, Julia avait pensé aux paroles de César et s’était sentie heureuse. Personne n’allait le lui enlever ; il n’y avait pas de danger. Et jamais il ne s’en irait trop loin, dans ce lieu dont on ne revient pas, comme son père.
Ensuite, les temps avaient changé. Longs récits dans la lumière dorée du magasin d’antiquités ; la jeunesse de César, Paris et Rome mêlés à l’histoire, à l’art, aux livres et aux aventures. Et les mythes partagés. L’Ile au trésor lu chapitre après chapitre au milieu des vieux coffres et des panoplies rouillées. Ces pauvres pirates sentimentaux qui, sous la pleine lune des Antilles, sentaient s’émouvoir leurs cœurs de pierre quand ils pensaient à leurs vieilles mères. Car les pirates ont une maman eux aussi, même les canailles raffinées comme le capitaine Crochet dont les excès mêmes faisaient la qualité et qui à la fin de chaque mois envoyait quelques doublons d’or espagnol pour soulager la vieillesse de la femme qui l’avait mis au monde. Entre deux histoires, César sortait une paire de vieux sabres d’un coffre et lui enseignait l’escrime à la manière des flibustiers : en garde et arrière, sabrer l’adversaire, pas lui trancher la gorge, un grappin d’abordage se lance exactement comme ceci. Et il sortait aussi le sextant de son écrin pour faire le point. Et le stylet au manche d’argent ouvré par Benvenuto Cellini qui, en plus d’être orfèvre, tua d’un coup d’arquebuse le connétable de Bourbon durant le sac de Rome. Et la terrible dague de miséricorde, longue et sinistre, que le page du Prince Noir plongeait à travers la visière des chevaliers français tombés à terre, à Crécy…
Puis les années passèrent et ce fut le personnage de Julia qui commença à prendre vie. Ce fut au tour de César de se taire pendant qu’il écoutait ses confidences. Le premier amour, à quatorze ans. Le premier amant, à dix-sept. Et l’antiquaire écoutait silencieusement, sans mot dire. Mais chaque fois, à la fin, un sourire.
Julia aurait donné n’importe quoi pour avoir devant elle ce sourire en ce moment : il lui donnait courage et en même temps ôtait de leur importance aux événements, les ramenait à leurs dimensions exactes à l’échelle du monde et dans le cours inévitable de la vie. Mais César n’était pas là et elle allait devoir s’arranger toute seule. Comme l’antiquaire le disait souvent, il ne nous est pas toujours loisible de choisir notre compagnie ni notre destin.
Pour se changer les idées, elle se servit une vodka avec des glaçons et ce fut elle qui sourit dans l’obscurité, devant le Van Huys. Si quelque chose devait tourner mal, elle s’en sortirait sans une égratignure. Elle en avait la certitude. Il n’arrive jamais rien à l’héroïne, se souvint-elle en buvant une gorgée, tandis que les glaçons tintaient contre ses dents. Ce sont les autres qui meurent, les personnages secondaires, comme Álvaro. Elle avait déjà vécu cent aventures semblables, elle s’en souvenait parfaitement, et elle en était toujours sortie saine et sauve, grâce à Dieu. Ou… comment était-ce déjà ? On les aura, ventre saint-gris !
Elle se regarda dans le miroir vénitien, à peine une ombre parmi les ombres, la tache légèrement plus pâle de son visage, un profil qui s’estompait, de grands yeux sombres, Alice qui se penchait de l’autre côté du miroir. Et elle se regarda dans le Van Huys, dans le miroir peint qui reflétait un autre miroir, le vénitien, reflet d’un reflet. Elle sentit alors le même vertige s’emparer d’elle et se dit qu’à cette heure de la nuit les miroirs, les tableaux et les échiquiers jouent de vilains tours à l’imagination. Ou peut-être n’était-ce que le temps et l’espace qui se transformaient, après tout, concepts si relatifs qu’ils en sont méprisables. Et elle but encore. Et les glaçons recommencèrent à s’entrechoquer contre ses dents. Et elle sentit que, si elle tendait la main, elle aurait pu poser son verre sur la table recouverte de drap vert, exactement sur l’inscription secrète, entre la main immobile de Roger d’Arras et l’échiquier.
Elle s’approcha du tableau. À côté de la fenêtre en ogive, les yeux baissés, absorbée dans la lecture du livre qu’elle tenait sur ses genoux, Béatrice d’Ostenbourg rappelait à Julia les vierges des primitifs flamands : cheveux blonds tirés en arrière, ramassés sous la coiffe presque transparente. Peau blanche. Solennelle et lointaine dans cette robe noire si différente des habituels manteaux de laine cramoisie, le drap de Flandres, plus précieux que la soie et le brocart : Noire – Julia le comprenait parfaitement à présent – d’un deuil symbolique. Le noir de la veuve dont l’avait vêtue Pieter Van Huys, génial amateur des symboles et paradoxes, veuve non pas de son époux, mais bien de son amant assassiné.
L’ovale de son visage était délicat, parfait, et la ressemblance avec les vierges de la Renaissance trouvait sa confirmation dans chaque nuance, dans chaque détail. Pas une vierge à la manière des Italiennes consacrées par Giotto, gouvernantes et nourrices, parfois amantes, ni des Françaises, mères et reines. Vierge bourgeoise, épouse de maîtres syndics ou de nobles propriétaires de plaines vallonnées, semées de châteaux, de hameaux, de cours d’eau et de clochers comme celui qui se dressait au milieu du paysage, de l’autre côté de la fenêtre. Un peu vaniteuse, impassible, sereine et froide, incarnation de cette beauté nordique a la maniera ponentina qui eut tant de succès dans les pays méridionaux, l’Espagne et l’Italie. Et les yeux bleus, ou que l’on devinait de cette couleur, avec leur regard oublieux du spectateur, apparemment tout fixé sur le livre et pourtant pénétrant comme celui de toutes les Flamandes peintes par Van Huys, Van der Weyden, Van Eyck. Des yeux énigmatiques qui jamais ne révélaient ce qu’ils regardaient ou désiraient regarder, ce qu’ils pensaient. Ce qu’ils sentaient.
Elle alluma une autre cigarette. Les goûts âpres du tabac et de la vodka se mêlèrent dans sa bouche. Elle écarta les cheveux qui tombaient sur son front et, approchant les doigts de la surface du tableau, caressa le dessin des lèvres de Roger d’Arras. Dans la clarté dorée qui entourait le chevalier comme une auréole, son gorgerin d’acier brillait à peine d’un éclat presque mat de métal bruni. La main droite, légèrement voilée par cette douce lumière, sous le menton posé sur le pouce, le regard fixé sur l’échiquier symbolisant sa vie et sa mort, Roger d’Arras penchait son profil de médaille antique, indifférent en apparence à la femme qui lisait derrière lui. Mais peut-être ses pensées volaient-elles loin de l’échiquier, vers cette Béatrice de Bourgogne qu’il ne regardait pas, par orgueil, par prudence ou peut-être seulement par respect pour son seigneur. Dans ce cas, seules ses pensées étaient libres de se consacrer à elle, de la même façon qu’en ce même instant celles de la dame s’éloignaient elles aussi des pages du livre qu’elle tenait entre les mains et que ses yeux se délassaient, sans nécessité de regarder dans sa direction, sur les larges épaules du chevalier, sur sa silhouette élégante et tranquille ; peut-être se souvenait-elle aussi de ses mains et de sa peau, ou seulement, dans l’écho du silence contenu, du regard mélancolique et impuissant qu’elle faisait naître dans ses yeux amoureux.
Le miroir vénitien et le miroir peint encadraient Julia dans un espace irréel, estompant les limites entre un côté et l’autre de la surface du tableau. La lumière dorée l’enveloppa elle aussi quand, très lentement, s’appuyant presque d’une main sur le drap vert de la table, veillant bien à ne pas bousculer les pièces disposées sur l’échiquier, elle se pencha vers Roger d’Arras et l’embrassa légèrement sur la commissure de ses lèvres froides. Et quand elle se retourna, elle vit briller la Toison d’Or sur le velours cramoisi du pourpoint de l’autre joueur, Fernand Altenhoffen, duc d’Ostenbourg, dont les yeux la regardaient fixement, sombres, insondables.
Quand l’horloge sonna trois coups, le cendrier était rempli de mégots ; la tasse et la cafetière presque vides, parmi les livres et les documents. Julia se renversa dans sa chaise et regarda au plafond, essayant de mettre de l’ordre dans ses idées. Toutes les lumières de l’atelier étaient allumées pour chasser les fantasmes qui l’entouraient. La réalité retrouvait lentement ses limites, se replaçait peu à peu dans le temps et dans l’espace.
Il y avait, conclut-elle enfin, d’autres façons beaucoup plus pratiques de poser la question. Un autre point de vue. Sans aucun doute celui qu’il fallait adopter si Julia considérait qu’elle était une Wendy déjà passablement grande, plutôt qu’une Alice. Pour voir les choses sous cet angle, il suffisait de fermer les yeux et de les rouvrir, de regarder le Van Huys comme on regarde un simple tableau peint cinq siècles plus tôt, de prendre un crayon et du papier. Ce qu’elle fit, après avoir avalé ce qui restait de café froid. A cette heure, pensa-t-elle, sans la moindre envie de dormir et terrorisée à la perspective de se laisser glisser sur la pente de l’irrationnel, ce n’était certainement pas une mauvaise idée que d’essayer de mettre de l’ordre dans sa tête, à la lumière des derniers événements. Pas du tout même. Elle commença donc à écrire :
I. Tableau daté de 1471. Partie d’échecs. Mystère. Que s’est-il vraiment passé entre Fernand Altenhoffen, Béatrice de Bourgogne et Roger d’Arras ? Qui a ordonné la mort du chevalier ? Qu’est-ce que les échecs ont à voir avec tout cela ? Pourquoi Van Huys a-t-il peint ce tableau ? Pourquoi après avoir peint le Quis necavit equitem Van Huys l’a-t-il effacé ? A-t-il eu peur qu’on le tue lui aussi ?
II. Je raconte ma découverte à Menchu. Je m’adresse à Álvaro. Il est déjà au courant ; quelqu’un est venu le consulter. Qui ?
III. Álvaro est retrouvé mort. Mort ou assassiné ? Relation évidente avec le tableau, ou peut-être avec ma visite et mon enquête. Y a-t-il quelque chose que quelqu’un ne veut pas que je sache ? Álvaro avait-il découvert quelque chose d’important ?
IV. Un inconnu (peut-être meurtrier ou meurtrière) m’envoie la documentation réunie par Álvaro. Que sait Álvaro qui semble dangereux à d’autres ? Qu’est-ce qu’il convient à cet autre (ou à ces autres) que je sache, et qu’est-ce qui ne leur convient pas ?
V. Une femme blonde dépose l’enveloppe chez Urbexpress. Un rapport avec la mort d’Álvaro, ou une simple intermédiaire ?
VI. Álvaro meurt et pas moi (pour le moment) alors que nous enquêtons tous les deux sur le même sujet On dirait même qu’on cherche à me faciliter le travail, ou bien à l’orienter vers quelque chose que j’ignore. Le tableau les intéresse pour sa valeur économique ? Est-ce plutôt mon travail de restauration qui les intéresse ? L’inscription ? Le problème de la partie d’échecs ? Qu’on sache ou qu’on ignore certains faits historiques ? Quel rapport peut-il y avoir entre une personne du XXe siècle et un drame qui s’est déroulé au XVe siècle ?
VII. Question fondamentale (pour le moment) : L’éventuel assassin aurait-il avantage à ce que le tableau soit vendu plus cher ? Y a-t-il dans cette peinture quelque chose que je n’ai pas découvert ?
VIII. Il est possible que la question ne réside pas dans la valeur du tableau, mais dans le mystère de la partie d’échecs. Travail de Muñoz. Problème d’échecs. Comment cette partie pourrait-elle provoquer la mort de quelqu’un cinq siècles plus tard ? L’hypothèse est non seulement ridicule, mais stupide. (Il me semble.)
IX. Je cours un danger ? On attend peut-être que je découvre encore quelque chose, que je travaille pour eux sans le savoir. Je suis peut-être encore vivante parce qu’ils ont toujours besoin de moi.
Elle se souvint alors de ce que Muñoz avait dit la première fois devant le Van Huys, et elle entreprit de le reconstituer sur papier. Le joueur d’échecs avait parlé de différents niveaux dans le tableau, ajoutant que l’explication d’un de ces niveaux pouvait mener à la compréhension du reste :
Niveau 1. La scène du tableau. Dallage en forme d’échiquier qui renferme les personnages.
Niveau 2. Personnages du tableau : Fernand, Béatrice, Roger.
Niveau 3. Échiquier sur lequel deux personnages jouent la partie.
Niveau 4. Pièces qui symbolisent les trois personnages.
Niveau 5. Miroir peint qui reflète la partie et les personnages, inversés.
Elle étudia le résultat et traça des lignes entre les différents niveaux, mais ne parvint qu’à établir des correspondances inquiétantes. Le cinquième niveau renfermait les quatre précédents, le premier correspondait au troisième, le deuxième au quatrième… Un étrange cercle qui se refermait sur lui-même :
En réalité, se dit-elle tandis qu’elle étudiait le déroutant diagramme, tout cela ressemble fort à une magnifique perte de temps. Ces correspondances démontraient simplement que l’auteur du tableau avait l’esprit passablement tordu. Jamais la mort d’Álvaro ne pourrait être éclaircie de cette manière ; il avait glissé dans sa baignoire, ou on l’avait fait glisser, cinq cents ans après La Partie d’échecs. Quelle que soit la signification de toutes ces flèches et correspondances, ni Álvaro ni elle ne pouvaient se trouver dans le Van Huys, puisque son auteur n’aurait jamais pu prévoir leur existence… Mais était-ce bien certain ?… Une question inquiétante commença à lui trotter dans la tête. Devant un ensemble de symboles, comme ceux de cette peinture, était-ce le spectateur qui leur attribuait des significations, ou ces significations se trouvaient-elles déjà contenues dans le tableau, depuis sa création ?
Elle continuait à tracer des flèches et des rectangles quand le téléphone se mit à sonner. Elle sursauta, leva la tête et regarda l’appareil posé sur le tapis, sans se décider à décrocher. Qui pouvait bien appeler à trois heures et demie du matin ? Aucune des réponses possibles ne la rassurait. Le téléphone sonna encore quatre fois avant qu’elle ne bouge. Puis elle s’avança lentement vers l’appareil, d’un pas mal assuré, et se dit tout à coup que, si la sonnerie s’arrêtait avant qu’elle ne sache qui l’appelait, ce serait encore pire. Elle s’imagina en train de passer le reste de la nuit en chien de fusil sur le sofa, regardant terrorisée le téléphone, attendant qu’il se remette à sonner… Non, pas question. Elle se précipita sur l’appareil comme une furie.
— Allô ?
Le soupir de soulagement qui s’échappa de sa gorge dut être audible même pour Muñoz qui interrompit ses explications pour lui demander si elle se sentait bien. Il regrettait beaucoup de lui téléphoner à cette heure, mais il croyait que ce qu’il avait à lui dire valait la peine de la réveiller. Lui-même se sentait passablement énervé et c’est pour cette raison qu’il prenait la liberté de, etc. Comment ? Oui, exactement. Il y avait cinq minutes à peine que le problème… Allô ?… Vous êtes toujours là ? Il lui disait qu’il était maintenant possible de savoir en toute certitude quelle pièce avait pris le cavalier blanc.